Avant d’embarquer pour une croisière musicale sur le Guadalquivir, je vous propose un petit carnet de voyage sur un genre musical qui déferla sur la musique classique au 19ème siècle.
Avec tout le pittoresque des stéréotypes aux couleurs d’Alhambrisme tonal, de cadence andalouse, de mélismes et de chromatismes mauresques, de guitare, de castagnettes, de passacailles et autres sarabandes baroques de Grands d’Espagne, de habaneras gitanes, de paso dobles de picadors et de danses sur ostinatos rythmiques enflammés, les « espagnolades » vont enflammer beaucoup de partitions musicales…Olé !
À Paris, on danse la Séguedille
Pendant un siècle, du Ier Empire à la IIIe République, la France connait un engouement sans précèdent pour tout ce qui vient d’Espagne.
Génération après génération, le public adore les musiques aux couleurs ibères et cet enthousiasme est constamment renouvelé par la présence d’artistes d’outre-Pyrénées sur les scènes parisiennes.
Dans les théâtres, pas de « saison » digne de ce nom sans fandangos, séguedilles, boléros et autres jotas et zapateados et on programme moultes spectacles réunissant des ténors et des tiples (soprano au registre étendu vers le grave) ainsi que des danseurs et danseuses ibères.
C’est par les zarzuelas (sorte d’opéra-comique typiquement espagnol) et la danse qu’une véritable hispanomanie va saisir les milieux intellectuels et artistiques parisiens.
Un phénomène entretenu par le goût de Louis-Philippe pour l’art espagnol, le mariage de Napoléon III avec l’andalouse Eugénie de Montijo (née à Grenade) et les Expositions Universelles.
Les clichés de l’auberge espagnole de la musique
Il faut dire que depuis Louis XIII, les clichés sur l’hispanité abondent : guitares, castagnettes, tambourins, éventails, taureaux, contrebandiers, brigands, gitans…
Revisités par les romantiques, selon lesquels l’Espagne, c’est l’Andalousie et l’Andalousie, c’est I’Orient idéalisé et proche. Ces stéréotypes délicieusement exotiques dont le public ne se lasse pas, vont devenir les marqueurs principaux des œuvres « espagnoles » et vont être exportés par des artistes ibères comme le ténor Manuel García (le père de la célèbre cantatrice Maria Malibran et de la compositrice Pauline Viardot) et de nombreux autres artistes venus faire carrière à Paris comme :
Isabel Colbran, l’épouse de Rossini le compositeur du Barbier de Séville ;
les violonistes Pablo de Sarasate, Jesús de Monasterio le fondateur de l’école espagnole de violon ;
Juan de Arriaga, surnommé le « Mozart espagnol » ;
les guitaristes Fernando Sor, Francisco Tárrega ;
les pianistes Isaac Albéniz, Enrique Granados, Joaquín Malats, Joaquín Nin, Joaquín Turina, Ricardo Viñes…
Ce sont surtout les œuvres lyriques de José Melchor Gomis et Sebastián Iradier qui suscitent des vocations chez leurs collègues français.
Bien avant La Sévillane, l’opéra de Cécile Chaminade et le célébrissime Carmen de George Bizet (dont la habanera est inspirée de « El Arreglito » d’Iradier le compositeur de la Paloma), Jacques Offenbach écrit, avec tout l’art qu’on lui connait ; Pepito, La Périchole, Les brigands et Maître Péronille pendant que Hervé (Louis Auguste Florimon Ronger de son vrai nom) livre Don Quichotte et Sancho Pança, La belle espagnole, Toréadors de Grenade…
Paris, une capitale espagnole
Durant tout le 19ème, les musiciens espagnols se doivent de faire le pèlerinage à Paris.
Si le premier prix du Conservatoire de Paris demeure le sésame indispensable aux musiciens visant une carrière internationale, la concurrence de la toute jeune Schola Cantorum (qui accorde une importance fondamentale à l’étude des folklores et de la musique ancienne) va encore renforcer l’attrait de la capitale française auprès des musiciens espagnols.
Le Catalan Felipe Pedrell, ami de Vincent d’Indy, compositeur prolifique et grand théoricien du nationalisme musical espagnol, sera un acteur particulièrement actif de l’axe musical Espagne-Schola où viendront se former Isaac Albéniz, Joaquín Turina, Manuel de Falla, les trois grands du renouveau de la musique espagnole.
Parallèlement, l’instabilité politique qui persiste en Espagne pendant tout le 19ème siècle va provoquer plusieurs vagues d’exilés politiques : les « afrancesados ». Ainsi Manuel Zaporta, installé en Auvergne sera le premier professeur de piano d’Emmanuel Chabrier, le compositeur de España.
Mais c’est surtout vers Paris que converge la plupart des émigrés où, dans la deuxième moitié du 19ème siècle et jusque dans les années 1930, la plupart des grandes familles bourgeoises et aristocratiques invite à leurs soirées des musiciens espagnols (Pablo de Sarasate et Ricardo Viñes y sont d’ailleurs omniprésents).
Ceux-ci en garantissent le succès avec, hors des théâtres, des « espagnolades » qui sont surtout des pièces de salons ou des mélodies.
L’Espagne des compositeurs français
À leur tour, tout aussi dépendants des modes qui font les succès auprès du public et des réseaux de mécènes, les compositeurs français qui pour la plupart n’ont jamais mis les pieds (ni les oreilles) en Espagne, vont s’adonner à cette mode hispanisante avec Charles Gounod (Le Tribut de Zamora et sa célèbre Danse Espagnole), Emmanuel Chabrier (España, Mauresque, Habanera), Jules Massenet (Le Cid), Edouard Lalo (Symphonie espagnole), Gabriel Fauré (Le pas espagnol).
Grand voyageur et amateur d’exotisme musical, Camille Saint-Saëns sera très prolifique dans ce domaine (Introduction et rondo capriccioso, La Isleña, Jota aragonesa, El desdichado, Havanaise, Guitares et mandolines, Caprice arabe, Les cloches de Las Palmas, Caprice andalou…).
Une musique espagnole sans flamenco
Dans toutes ces œuvres, on ne trouve aucun trait spécifiquement « flamenco » (désolée, mais le genre n’existait pas encore !) et les rythmes dominants sont empruntés à la habanera ou à un ternaire plus ou moins pimenté de syncopes issues de danses comme le boléro, la jota, le fandango pendant que le matériau mélodique et harmonique s’inspire de l’« alhambrismo» (un mouvement tourné vers les splendeurs passées de l’Espagne, notamment musulmane et dont l’Alhambra reste le symbole architectural) avec Jesús de Monasterio, Tomás Bretón, Ruperto Chapí et Francisco Tarrega (le « Paganini de la guitare » avec son Recuerdos de la Alhambra, une pièce composée tout en trémolo).
Un retour aux sources auquel les compositeurs français avaient été préparés par l’ « orientalisme » de quelques précurseurs comme Félicien David (Mélodies orientales, Le désert) ou encore Francisco Salvador-Daniel, l’éphémère et révolutionnaire directeur espagnol du Conservatoire de Paris fusillé par les Versaillais pendant la Semaine sanglante (Chansons arabes, mauresques et kabyles).