Joseph Juneau
Mais qui donc connait ce nom, celui d’un aventurier du 19ème ? Un personnage qui saura toutefois léguer son nom à une petite localité de chercheurs d’or installée sur les terres occupées depuis des millénaires par les Natives. Cette ancienne civilisation était composée de plusieurs nations, les Shimshias, les Aleuts, les Haïdas et bien d’autres encore dont les Tlingits majoritaires dans cette partie de l’Alaska. Cette localité ainsi nommée Juneau va, au cours des années, se développer pour devenir la capitale de l’état de l’Alaska et compter aujourd’hui plus de 30 000 habitants. C’est ainsi que par une belle journée d’été, l’étrave de notre navire fendait la surface des eaux calmes et tranquilles d’Alaska que nous aurions pu prendre pour celles d’un lac. L’air sec et glacé nous pénétrait dans les poumons nous procurant la sensation d’un nouveau né respirant pour la toute première fois. La lumière d’un soleil qui s’était à peine endormi, colorait déjà les eaux dans lesquelles se réfléchissaient les hautes montagnes. C’est ainsi que nous pouvions y voir le reflet vert profond des grands arbres couvrant les flancs des monts dont les sommets encore enneigés se détachaient loin dans le ciel. ! Quelques aigles majestueux nous accompagnaient au milieu de sternes, mouettes et goélands. La nature nous avait, très tôt ce matin offert un spectacle de toute beauté. Point de rendez-vous. Point d’annonce préalable. Seuls quelques courageux opportunistes avaient pu en profiter : Car c’est ainsi en Alaska : La nature ne s’offre qu’à celui qui sait l’attendre !
Aussi, le soleil s’étant levé très très tôt, quelques téméraires passagers emmitouflés et armés d’un café bien chaud s’étaient aventurés sur les ponts dès potron minet et ils en avaient été bien récompensés ! Un remous avait tout d’abord troublé l’eau, une légère ondulation était apparue, puis, plus rien. Juste un oiseau dérangé par notre arrivée volait encore endormi chercher le calme un peu plus loin. Alors que l’excitation gagnait déjà ces aventuriers du matin, un panache de vapeur jaillit de la mer vers le ciel. puis un deuxième puis un troisième, et là encore un autre ! Déjà crépitaient les appareils photo parmi les cris d’admiration lorsque soudain une nageoire apparue surmontant une masse noire : le dos d’une baleine ondulant à la surface de l’eau ! Nageoire courte, trapue, recourbée vers l’arrière juchée sur une bosse massive elle même surmontant une île de chair et de graisse, pas de doute : une baleine à bosse, une “Humpback Whale” ! Soudain, elle ne fût plus seule, une autre arriva accompagnée de son petit. En quelques minutes, les audacieux et courageux passagers ne savaient plus ou donner de la tête ni de l’appareil photo ! Mais il n’en n’était pas toujours ainsi. Il arrivait parfois que la surface des eaux ne fut troublée que par la seule présence de notre navire. Rien ne commande la nature.
La matinée, si bien commencée, s’était poursuivie par la visite d’un fjord au fond duquel se languissaient de nombreux icebergs. Il avait fallut tout d’abord franchir une passe étroite au beau milieu d’une langue morainique à fleur d’eau. Un sillon étroit ouvert par les flux incessants de la fonte des glaces et des marées en permettait l’accès. C’est ici qu’il y a quelques milliers d’années, Le glacier avait arrêté sa progression et déposé ces roches et graviers arrachés aux flancs des montagnes qu’il traversait. Puis, une nouvelle ère climatique s’étant profilée, son front avait entamé un recul laissant la place de son lit à la mer qui aujourd’hui baigne les pieds de ces montagnes. Sur la passerelle du navire, la tension était à son maximum : le sondeur indiquait 150 mètres de fond. Puis 100, puis 50, puis 10 jusqu’au milieu de cette étroite passe où pas plus de 3 mètres d’eau séparaient la quille du fond ! De chaque côté du navire, à peine 50 mètres de distance avec les premiers cailloux émergés à marée basse et sur lesquels les oiseaux cherchaient à pied sec crustacés et coquillages. Puis soudainement la sonde se mit à redescendre : 10, 30, 50, 100, 250 ! Le navire était passé ! La marée montante commençant tout juste à s’établir, renvoyait vers l’intérieur du fjord les icebergs qui n’avaient pas eu le temps de sortir de cette passe durant la marée descendante. Certains étaient restés échoués sur ces langues de sable, d’autres flottaient en tous sens sur le vaste plan d’eau que nous offrait désormais le fjord. “Tracy Arm” ! Fameux fjord au fond duquel ne cessent de reculer les glaciers “Sawyer”. Il fallait donc naviguer entre les icebergs prisonniers de la marée et ceux qui, tout au long de notre trajet, échappés du front des glaciers tentaient de gagner la sortie. Si un glacier est comparable à un fleuve, sa route n’en n’est pas moins tortueuse, sinueuse.

Une navigation hors du temps
C’est ainsi que la navigation dans ce fjord nous offrait à chaque sortie de virage un nouveau spectacle. Des flancs couverts de forêts épaisses des montagnes jaillissaient des torrents habillant les rochers lisses de dentelles d’écume. Du silence absolu de cet univers sans dimension surgissait le chant des cascades. A ces fragiles et graciles parements, se joignaient les lumières étincelantes des morceaux de glace. D’aucuns transparents et cristallins, d’autres d’un blanc maculé de stries brunâtres ou noires chargés de graviers et cailloux. Un bleu vif parait d’autres esquifs de glace sur lesquels se prélassait un Lion de mer à la recherche d’un peu de chaleur d’un froid soleil. Puis soudain, au sortir d’un méandre : l’île Sawyer et les glaciers du même nom ! Le plus grand nous offrait le spectacle d’une barrière blanche maculée de bleu, striée, gercée, crevassée. Sur les bords, la roche mise à nue et polie par la puissance de ce fleuve de glace reflétait une vive lumière. La journée était formidable mais il arrivait aussi que les conditions soient bien différente. C’était alors sous la pluie que nous progressions à moins que ce ne fût dans la brume. Il était, à moins de circonstances exceptionnelles, très souvent difficile de prédire quel serait le spectacle qui nous serait offert. Celui d’un majestueux glacier éblouissant comme aujourd’hui ou celui d’un mystérieux glacier énigmatique et blafard s’extirpant de son linceul brumeux. Une navigation d’approche dans la brume avait parfois fait craindre l’absence totale de spectacle, mais la persévérance, l’obstination du commandant lui avait souvent donné raison : les différences de températures de l’eau, de la glace et de l’air avaient créé les conditions d’un micro climat déchirant alors le voile brumeux du ciel ouvrant une bulle dans laquelle les rayons du soleil venaient parer le glacier de mille éclats scintillants dans la pureté de blancs et de bleus immaculés. Parfois même, la mer entièrement couverte de glace nous en interdisait purement et simplement l’accès ! Parfois, le navire stoppé à distance respectable de cette barrière blanche, le silence avait été troublé par de sourds grondements issus des entrailles du glacier. Celui-ci s’étirant, se prélassant, rampant sur son lit de roc se tordait et se déchirait ouvrant sa peau jusqu’au plus profond de son être en de terribles blessures et profondes crevasses et, comme s’il en saignait, une eau brunâtre chargée de sédiments s’écoulait des entrailles de la bête blessée. A la plus grande joie des touristes, s’arrachaient de son front dans un bruit de tonnerre de monumentaux blocs. L’un glissant verticalement et d’une tranquille puissance s’enfonçant dans les profondeurs de la mer pour en resurgir quelques secondes plus tard et s’étendre lascivement sur la surface de l’eau tandis qu’un autre, s’arrachait de la face du glacier dans un fracas assourdissant se laissant choir de tout son poids au milieu d’une immense gerbe d’eau et de glace propulsée vers le ciel.
C’est à regret que le navire quitta ces lieux enchanteurs pour d’autres horizons. Alors que le soleil tentait de gravir le sommet des montagnes, se succédaient au fil des méandres ombre et lumière. Lorsque, masqué par les montagnes le soleil nous abandonnait, la température liée à une petite brise thermique ne tardait pas à chasser des ponts extérieurs les passagers les moins valeureux ou les moins équipés ! C’est qu’en Alaska, Vivaldi est de mise : l’on peut faire face aux quatre saisons dans la même journée ! Même par belle journée : sac à dos de rigueur, de la crème solaire à la polaire en passant par teeshirts, impers et bonnes chaussures étanches de marche ! Après quelques heures de navigation, Juneau déjà se profilait au fond d’un étroit canal. Le Gastineau Channel. Engoncé entre deux montagnes, cette route maritime se terminait dans le port qui nous attendait. Si ce n’étaient quelques navires déjà amarrés, nous aurions pu nous croire revenir un siècle en arrière ! Ici quelques ruines du temps de l’exploitation de l’or, là un quai sur pilotis de bois autour duquel les premières maisons de bois comme posées sur des échasses se prélassaient tandis que d’autres s’accrochaient à grand peine sur les pentes escarpées du Mont Robert. Un téléphérique permettait de se rendre en altitude sur un site culturel panoramique au milieu de la forêt pour entamer ensuite une randonnée à pied encore plus haut encore parmi une végétation rase dégageant la vue sur les monts et vallées environnants. De nombreuses excursions accompagnées étaient proposées, l’une rappelant le passé de la ruée vers l’or, l’autre menant sur un site de baleines, à moins que ce ne fût pour la visite du site de Mendenhall Glacier. Il n’était pas rare non plus de voir quelques ours. De nombreuses indications et sages recommandations permettaient efficacement d’en garder la distance et d’en éviter le danger tel que : Ne jamais se promener seul dans la forêt, être toujours accompagné de quelqu’un qui court moins vite que vous !
Mais Juneau, c’est comme Paris : Tout comme Paris n’est pas la France, Juneau n’est pas l’Alaska ! Elle n’en est qu’une toute petite partie. Elle offre même la particularité d’être isolée du monde entourée d’un côté par la mer et de l’autre par un plateau glaciaire ! Aucune route n’y accède ! le seul moyen d’y parvenir est par la voie des airs ou de la mer ! L’Alaska est en effet un pays de démesure : Vitus Béring, James Cook, Lapérouse, autant d’explorateurs qui n’ont pu en voir qu’une infime partie. Il aura fallut plus de deux années entières à George Vancouver pour explorer ce que nous visitons en quelques jours ! Et tout cela ne représente pas même la dixième partie de ce pays. C’est dire l’étendue et la diversité de ce pays ! Nous ne fréquenterons pas ces vastes plaines et plateaux du grand nord ! Nous ne verrons pas les ours blancs qui se trouvent beaucoup plus au nord. Non, juste cette bande côtière étroite façonnée par la collision permanente des plaques tectoniques du Pacifique et de l’Amérique du Nord. Bande côtière lacérée, déchirée par l’action des grands glaciers et des volcans. C’est alors qu’avaient pris place fjords profonds et maintes îles comme un feston de dentelle bordant cette côte lorsque ce n’était pas de grands glaciers dévalant les flancs des montagnes pour s’étaler majestueusement face à la mer pour le plus grand plaisir des touristes embarqués. Ketchikan, Skagway, Seward et autres : autant de havres de paix abrités des fureurs du grand Pacifique reliés entre eux par d’innombrables canaux maritimes. Autrefois ils avaient été empruntés par les canoës des communautés Natives.
Escapades d'une grande pureté
Un jour, un hélicoptère nous avait amené sur un champ de glace non loin de Skagway. Nous avions été équipés contre le froid extrême. Puis, gagnant de l’altitude, le vol nous avait fait passer de la mer à une verte vallée encaissée. Puis notre vrombissant insecte d’acier nous avait fait longer de vertigineuses parois couvertes de champs de pierres instables entre lesquelles se glissaient des torrents venant des sommets enneigés. Quelques névés essayaient bien de résister à la chaleur timide du soleil mais la nature semblait ici crue, sauvage, instable, inhospitalière, sans dimension se refusant à toute intrusion quelle soit humaine ou animale. Même la végétation n’y trouvait point de salut ! Nous quittâmes ce désert minéral et tout en poursuivant notre ascension, alors que nous franchissions un col, une étendue infinie de neige s’offrit à notre regard. Du blanc à perte de vue ! Quelques pics montagneux s’en détachaient et soudain, au pied de l’un d’eux, nous apparu un village de tentes au milieu desquels s’agitaient une horde de chiens. Une fois arrivés sur place et installés dans des traineaux, il avaient suffit de fermer les yeux une fois en route pour que “Croc Blanc” ou “Balto” surgissent de notre imagination. Le traineau glissait, le monde d’en bas, le monde civilisé, n’existait plus. La course disciplinée des chiens faisait crisser sur la neige les patins de nos engins. A nous l’aventure ! A nous les grands espaces ! A nous la liberté !

Une autre fois, c’était en avion que nous étions partis à l’assaut des montagnes ! Les cimes environnantes cherchaient à s’élever toujours plus haut que leurs voisines. C’est ainsi qu’à plus de 4000 mètres de hauteur, il nous avait fallut lever les yeux toujours plus haut pour apercevoir le sommet du Mont Fairweather ! De vastes cirques glaciaires emplis de neige accumulée alimentaient de véritables rivières de glace. Ne dit-on pas que ce sont les petits ruisseaux qui forment les rivières. Ici, ce sont les petits glaciers qui forment les grands glaciers ! Et pour finir, le “Barry Glacier” s’écoulait du plus haut des montagnes grossit par autant d’affluents que de lignes dessinées pour se jeter dans la mer. De temps à autres un lac d’un bleu turquoise attiraient notre regard mais en réalité, nous étions tous conquis par la pureté des lieux. Et l’appareil virevoltait insouciant de ci, de là, d’une vallée enneigée à un plateau tout aussi blanc et lorsque ce fût l’heure du retour, c’est à regret mais ivres de pureté que nous retournâmes à la civilisation.
Et notre navire avait continué d’un fjord à l’autre à nous émerveiller à chaque tour d’hélice devant un autre glacier haut perché, devant ces chaines de montagnes qui n’en finissaient plus, les orques et baleines nous accompagnant au gré des marées. Nous avions approché des rochers sur lesquels se prélassaient des familles entières de Lions de mer. L’air était tellement pur qu’il mettait en valeur les somptueux paysages qui ne cessaient de défiler. Le soir, j’aimais me poser dans un confortable fauteuil enroulé dans une couverture sur le pont extérieur, une liqueur à la main. Rien ne venait troubler cette calme et douce atmosphère qui y régnait. Nous étions juste quelques uns à nous extirper de la foule installée bien au chaud au restaurant. De très tôt le matin jusqu’à la tombée de la nuit, chaque journée apportait son lot de merveilles enivrantes. Nous étions agréablement assaillis en permanence par la nature au point d’en oublier notre vie trépidante.
Dire que des civilisations autochtones, les Natives que nous appelons improprement Indiens, ont pu vivre pendant des millénaires en parfaite symbiose avec ce que nous découvrons pour la première fois aujourd’hui ! La chasse aux fourrures, la ruée vers l’or, l’avidité et la cupidité ont brisé ce fragile équilibre entre l’homme et la nature. Je pourrais vous raconter cette histoire de la création de la lumière, celle du combat de l’aigle et du corbeau. Je pourrais vous raconter cette histoire du Kah Lituya qui engloutit le 13 juillet 1786 21 membres de l’expédition de Lapérouse. Je pourrais vous raconter l’histoire de Lituya Bay. Je pourrais vous parler des Moieties, des Clans, des familles, de la nation Tlingit. Alors, venez avec moi sur les ponts extérieur. Le soir, tel nos grands-parents autrefois au coin du feu, nous parlerons de ces merveilleuses légendes et de ces histoires de monstres et d’esprits qui bâtissent l’humilité et la sagesse de l’homme. Et soudain, nous ferons silence : Le soleil baissant sur l’horizon, les couleurs s’estomperont. Le vert des forêts se noircira. Le bleu pur du ciel s’assombrira. Les nuages présents perdront leur blancheur pour s’embraser sous le feu d’un soleil déjà disparu. Le ciel alors ne sera plus qu’un foyer ardent de braises et de flammes. La mer deviendra mer de feu. Ce sera le moment de regarder ! De regarder et découvrir le grand esprit de la nature étendre sur vous ses ailes protectrices. Ça y est ! L’Alaska vous a adopté ! Le feu s’éteint doucement, la fraîcheur de la courte nuit nous gagne. La vague d’étrave du navire vient à peine troubler la quiétude des eaux calmes. La lune et les étoiles se mirent sur l’eau.
Le temps d’une rêverie et le soleil ne devrait déjà plus tarder !

Photos et texte : Commandant Fichet Delavault